631-660

Benjamin Goldlust

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Plan de la section

La section que je vais présenter (v. 631-660) réunit deux séquences occupant un statut bien différent. Les v. 631-639 constituent la fin de l’évocation des salutations mutuelles de l’empereur et de son peuple enfin réunis dans le Circus Maximus à Rome (v. 611-639). Il est successivement fait état de courses, de chasses et des honneurs militaires qui sont rendus à Honorius, et ce en plusieurs temps : la phalange est d’abord réunie dans son intégralité, puis les bataillons se divisent et manœuvrent individuellement en bon ordre.

Puis, les v. 640-660 constituent, quant à eux, un épilogue du panégyrique, doublé d’un envoi, au commencement d’une année placée sous les auspices de la Victoire, après le double succès de Pollentia et de Vérone, surpassant toutes les années précédentes et devant servir de modèle aux suivantes.

Spécificités et enjeux : la composition et la réécriture

Plusieurs traits semblent remarquables dans cette section, à commencer par sa composition (avec une transition raffinée entre la fin de la longue section consacrée aux retrouvailles dans le Circus Maximus et le début de l’épilogue : la transition est assumée par la figure de Janus, presque de façon métapoétique, nous y reviendrons). Mais, au-delà de la reprise de plusieurs motifs classiques, on insistera sur  l’intra- et l’intertextualité : intratextualité car l’épilogue, à la faveur d’une forme de Ringskomposition, répond, parfois explicitement, à des questions posées dans le prologue du poème (v. 11, question sur la nature de l’année qui s’ouvre, soulignée par une très expressive disjonction entre qualis et annus : qualis erit terris, quem mons Euandrius offert / Romanis auibus, quem Thybris inaugurat, annus ?) : il y a ici, comme souvent chez Claudien mais avec une finesse particulière, des effets de miroir évidents, et intertextualité avec notamment la présence en arrière-plan – outre maints souvenirs ponctuels – du panégyrique de Stace pour le dix-septième consulat de Domitien (Silu. 4, 1), même si le souvenir de Domitien n’est évidemment pas des plus glorieux.

Je me propose donc de balayer rapidement la section suivant ces deux axes, et d’insister sur deux points qui me semblent importants, peu ou non développés par M. Dewar : la figure de Janus et la Kontrastimitation d’un passage du Contre Eutrope.

L’armée et son image

Dans la première partie de la section (évocation des manœuvres militaires au Circus Maximus, devant Honorius), on note d’abord la cohésion de l’armée et son unité (avec l’expression una omnis, v. 631, qui fait presque pléonasme et n’en souligne que mieux le caractère unanime des honneurs rendus par la phalange à l’empereur, auquel le poète s’adresse directement (te, princeps, en milieu de vers avec, aux deux extrémités, le groupe sujet en disjonction expressive : tantaeque… galeae, où galeae signifie – comme le note bien Dewar après Müller et Barth, milites galeati). C’est alors que les bataillons se divisent et que le mouvement général de l’armée est prolongé en actions par troupes parallèles (partitiscateruis).

Au-delà du caractère concret de cette évocation, Claudien met un soin particulier à poétiser l’expression du mouvement, notamment à la faveur du motif du cercle (in uariosgyros, v. 633), suivi d’une comparaison avec le labyrinthe du Minotaure, désigné par périphrase (semiuiri Gortynia tecta iuuenci) et avec les flots du Méandre, avec d’ailleurs un emploi assez rare de l’adjectif Maeandria.

On peut aussi remarquer une métaphore marine, le flexus du v. 635 renvoyant sans doute au recursus du v. 623. La poétisation du motif du cercle ne remet pourtant pas en cause la discipline militaire, puisque les bataillons circulent doctoordine. Si l’idée est tout à fait classique et correspond aux préceptes de stratégie militaire prônés par Végèce (cf Dewar), Dewar ne note pas que l’expression semble sans précédent, contrairement à ordine, ablatif de manière employé seul sans épithète, qui est des plus courants dans les récits épiques.

La figure de Janus

C’est alors qu’intervient la figure programmatique de Janus pour négocier la transition avec l’épilogue… comme avec l’an neuf. Claudien fait ici preuve de beaucoup d’habileté, à plusieurs niveaux. D’abord du point de vue idéologique et politique car Janus est évidemment le gardien de la paix et, comme l’a bien souligné Dewar, son arrivée met un point final à la propagande développée tout au long des jeux (Alaric a perdu, il a fui et c’est donc une nouvelle ère qui débute). Mais, du point de vue littéraire, on remarque que la figure de Janus est sujet grammatical des verbes largitur (v. 639) et aperit (v. 640) et qu’il réunit, pour ainsi dire, les deux sections, de même qu’il réunit deux années successives. Dewar l’a bien noté, mais il me semble qu’il faut aller plus loin et considérer que cette figure de Janus est plus importante encore et qu’elle donne une partie de son sens au passage, d’ailleurs plus  –  à certains égards – que la figure de la Victoire à laquelle Dewar s’intéresse davantage. On verra, dans les tout derniers vers, que la spécificité du sixième consulat d’Honorius est, selon Claudien, qu’il est supérieur à tous les précédents (quels que fussent les consuls au pouvoir) et qu’il est un modèle pour les suivants. Il y a donc une très forte insistance de Claudien sur le rapport au temps et sur la place du sixième consulat, présentement célébré, entre le passé et le futur.

La figure de Janus me semble refléter poétiquement et idéologiquement ce rapport au temps, qui est mis en scène de manière réflexive par la poésie. On sait, notamment par Macrobe, que Janus est bifrons[1] car il regarde à la fois vers le passé et vers le futur. Dans cette représentation idéologique du temps, Janus devient l’emblème mythologique dont Honorius peut se prévaloir et il y aurait même ici, de manière implicite, une identification entre la figure tutélaire de Janus et Honorius : les deux ont vécu la fin d’un cycle guerrier et en inaugurent un nouveau sous les meilleurs auspices. Cela, Dewar ne le dit pas. En revanche, il souligne bien l’importance chez Stace de Janus, qui prononce même un éloge de Domitien (Silu. 4, 1, 17-43). Donc, Janus est ici classiquement le gardien du caractère sacré du consulat (voir aussi Eutr. 1, 319), mais il est également un modèle idéologique pour Honorius qu’il peut même, du point de vue poétique, refléter en incarnant déjà cette union du passé et du futur par l’inauguration du consulat présent. Enfin, métapoétiquement, il assure finement la transition entre deux parties, de même qu’il est une charnière dans le calendrier romain traditionnel (Janus aperit). Il me semble donc intéressant d’insister davantage sur cette figure que ne le fait Dewar et sur une possible identification d’Honorius à Janus, contrairement à ce qui a cours chez Stace (Claudien allant plus loin que Stace en l’espèce).

Une imitation contrastive de Claudien par lui-même : le Panégyrique pour le sixième consulat d’Honorius détourne le Contre Eutrope.

C’est alors que Claudien aborde l’envoi de son panégyrique, auquel il donne évidemment un tour assez rhétorique. Mais le laudator synthétise efficacement ce qui fait la spécificité de ce consulat : motifs du retour d’Honorius à Rome (entre Rome et Honorius, c’est de fait une longue et belle histoire, les v. 649-653 renvoyant aux v. 11-17), de la victoire et de l’harmonie générale. Mais j’aimerais étayer mon hypothèse d’identification d’Honorius à la figure de Janus par la prise en compte, au v. 641, de l’expression ore coronatus gemino. Claudien s’inscrit ici dans la figuration traditionnelle de Janus bifrons, mais la double couronne peut aussi faire signe vers la double victoire de Pollentia et de Vérone. Les fastis felicibus qualifient les conditions dans lesquelles Janus – et c’est là son rôle – ouvre l’année, mais l’association entre Janus et Honorius s’en trouve renforcée. L’année consulaire est ainsi placée dans sa globalité sous le signe de Janus. Sur le culte de Janus Geminus, Dewar renvoie à plusieurs passages (Var., L. 5, 156 ; Vell. 2, 38 ; Plin., Nat. 33, 45, et surtout à Ov., Fast. 1, 135 et à Stat., Silu. 4, 1, 16 : geminahaec uoce profatur), mais il n’a apparemment pas remarqué une référence à l’œuvre même de Claudien qui me semble intéressante et qui offre, en intratextualité, un bel exemple de Kontrastimitation.

En Eutr. 1, 317-319, Claudien écrit ainsi, à propos de la prise de pouvoir de l’eunuque Eutrope :

Obstrepuere auium uoces, exhorruit annus

nomen, et insanum gemino proclamat ab ore

eunuchumque uetat fastis accedere Ianus.

Au nom d’Eutrope, les oiseaux déchirent les airs de leurs cris et Janus, de sa double tête, exprime son refus d’ouvrir ses fastes à l’eunuque. On constate, avec une reprise claire de plusieurs termes et motifs (mis en gras), un retournement total en intratextualité, par référence à Janus : Janus exprimait son véto face à Eutrope, il semble au contraire ici l’emblème d’Honorius, qui est identifié à lui par la poésie et devient ainsi un anti-Eutrope.

Les vers suivants traitent du retour à Rome d’Honorius avec, là encore, une insistance réelle sur le rapport au temps, qui renvoie à la figure de Janus (voir notamment l’expression post plurima saecula, v. 643, qui est une hyperbole caractérisée, ou l’expression curules auditas quondam proauis, et qui n’en rend que plus magnifique ce retour marqué par la joie : laetaturPallanteus apex, et par la reconnaissance, presque au sens aristotélicien du terme : agnoscunt rostra). La détermination d’Honorius, aux v. 646-647, par l’expression Getica praeuelans fronde, avec un emploi rare du participe, rappelle le v. 641 et le double couronnement de Janus.

La fin du passage (v. 649-660) prend, comme de juste dans un panégyrique, une forme exhortative, avec une adresse à l’année, devant suivre son cours pour tous les peuples. Les caractéristiques de cette nouvelle année consulaire sont multiples : elle est plus illustre que toutes les précédentes, née de sa propre source – il faut entendre par là qu’elle correspond au retour à Rome, après Milan, Ravenne et Constantinople, du consul à son origine même –, elle est fille de la Victoire (quempeperit Victoria) et doit faire l’objet d’une adoration divine (ceu numen) de la part de toutes les autres années (notamment des priuati anni, expression elliptique désignant les années où des simples particuliers sont consuls, et de celles qu’ont assumées les prédécesseurs d’Honorius en différents lieux). Du point de vue rhétorique, il faut insister sur le parallélisme à l’œuvre dans l’exhortation (exeat…annus ; hunc et priuati … anni… ceu numen adorent : hunc et quinque tui … colant), ainsi que sur les deux vers et demi conclusifs, qui sont particulièrement travaillés, du point de vue du fond comme de la forme.

La fin est structurée autour de l’idée, présentée à dessein comme paradoxale, de la succession ininterrompue des consulats occupés par un seul homme (licet unus in omnes consul eas où, plus qu’une adaptation du topos panégyrique du solus habet omnia, l’on remarque l’emploi technique de l’expression consul ire pour désigner l’entrée en charge, et l’habile rapprochement dans l’ordre des mots de unus in omnes, qui joue d’un décalage provocateur). L’emploi de tamen prouve d’ailleurs que Claudien a délibérément orchestré un paradoxe : il n’y a pas lieu de tomber dans une célébration routinière, même si Honorius en est déjà à son sixième consulat (il en accomplira au total 13, jusqu’en 422 : voir Dewar, p. 423). Son nom est, à lui-même, une juste raison d’orgueil pour ce consulat, personnifié sous la dénomination elliptique sextus, sujet grammatical du verbe superbit et déterminé, dans le vers final, par la double apposition très dense, de structure parallèle, praeteritis melior, uenientibus auctor. Cette double apposition nous renvoie définitivement à une conception idéologique du temps et, grâce à la définition d’un modèle dans le cadre de la célébration présente, à l’établissement d’un relais entre un passé déjà glorieux et un futur forgé sur des bases idéales – bref l’avènement d’une transition chronologique et idéologique qui ne manque pas, une fois de plus, de renvoyer à la figure de Janus.


[1] Sat. 1, 9, 4 : Quidam ideo eum dici bifrontem putant quod et praeterita sciuerit et futura prouiderit.