383-425

Heinz Hofmann

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Quelques remarques préliminaires

1) Structure du poème selon Birt :

  • v. 1-330 : Alaric et la guerre contre les Goths
  • v. 331-660 : Honorius et son consulat : son adventus à Rome, sachant que l’empereur est déjà présent en 1-52 et en 53-121 et qu’Alaric l’est encore en 440-490 (dans une sorte de flash-back)331 sqq. : en continuation de 126, interrompus par le récit de la guerre contre Alaric et les Goths

2) Structure et contexte

  • v. 331-355 : le désir (ardor) du sénat et du peuple de Rome de voir Honorius, le jeune princeps victorieux : comparaison Honorius – Trajan – Marc Aurèle le retour d’Honorius à Rome le retour de Trajan de Dacie (optimus princeps) le retour de Marc Aurèle (optimus princeps) de la guerre contre les peuples de la Germanie  (cf. Dewar p. 250 : „not some deep personal political conviction on Claudian’s part, but merely the ‚standard line’ of the rhetorical handbooks, florilegia etc.“) 
  • v. 356-425 : Discours de la déesse Roma (prosopopoiia) : querellae exhortatoriae a)  introduction du discours (v. 356-360)  b) le discours (361-425) v. 361-383 reproche à Honorius parce qu’il la néglige, déception et chagrin de Roma parce qu’Honorius n’est pas venu à Rome pour célébrer la victoire sur Gildon (fin 398) v. 383-406  elle a le droit de voir sa présence dans la ville à l’occasion de son triomphe sur les Goths : Le chagrin de Roma dans le temps présent (c’est-à-dire le temps fictif avant l’adventus d’Honorius) : Honorius n’est pas venu à Rome pour célébrer la victoire sur les Goths et donc s’insère dans la série des visites très rares des empereurs à Rome pendant les cent dernières années (des empereurs qui visitaient la ville seulement après une victoire dans une guerre civile). v. 407-425 Rome se trouve au centre de l’empire et les empereurs ne peuvent pas régner loin d’elle mais peuvent régner sur le monde dans de meilleures conditions et en pleine sécurité à Rome, comme c’était le cas sous les empereurs adoptifs (les Aelii, les Pii, les Severi) : donc Honorius doit quitter Ravenne et se rendre à Rome.

Les prosopoiiae de Roma dans la littérature latine : un rappel

 Cic. Cat. 1, 17 ss. (Patria ~ Roma) Luc. 1, 185 ss. (Patria ~ Roma) Symm. rel. 3, 9 Ambros. epist. 18, 7 Prud. C. Symm. 2, 80 ss., 649-773 Sid. Apoll. c. 2, 387 ss. (Tiberinus devant Roma)  Sid. Apoll. c. 5, 13 ss. (ekphrasis de Roma et de son bouclier)  Sid. Apoll. c. 7, 45 ss. (Roma dans une assemblée des dieux)  Dracont. Rom. 5, 294-329 (Patria ~ Roma) Chez Claudien: Ol. Prob. 73 ss. Gild. 17 ss. Eutr. 1, 371 ss. Stil. 2, 223 ss.

 

La seconde partie du discours de Roma (383-406)

 Les vers 383-406 exposent le chagrin actuel de Roma face à l’hésitation ou à la réticence d’Honorius à quitter Ravenne et à se rendre à Rome pour célébrer la victoire sur les Goths. Les vers 385 ssq. (me declinare) constituent à mon avis la phrase centrale de cette partie, le thème que Roma va développer et expliquer jusqu’au vers 406 : la seule place qui entre en ligne de compte, la seule candidate valable pour le triomphe sur les Goths est elle-même, Roma/Rome, „the true home of glory, just as she is the true sedes of the Emperors“ (Dewar p. 280), une conviction ou, plutôt, un topos de la propagande romain-sénatoriale, que Claudien a présentée dès le commencement du poème aux v. 22-24. Au fil des v. 386-388, on remarque l’importance de l’idée d’une obligation mutuelle entre Rome et l’empereur : 1) Rome a reçu des benefacta ou beneficia de l’empereur, et ces benefacta (beneficia est incompatible avec l’hexamètre dactylique) à leur côté réclament maintenant que l’empereur n’hésite plus de venir à Rome. 2) D’autre part, en raison de sa vertu (virtus), de sa générosité et de ses benefacta, l’empereur est obligé d’aimer ceux qu’il a sauvés et liberés soit de Gildon soit des Goths : il existe donc une obligation de l’empereur (obnoxia virtus) en raison de ses mérites pour les bénéficiaires. Dewar, dans son commentaire ad loc. (p. 280), renvoie seulement à un passage de Sénèque de beneficiis 4, 15, 2 s. et à Sappho fr. 1, 8 ss. L.-P. (plutôt: fr. 1, 5 ss. L.-P.), mais à mon avis c’est une autre situation. Je voudrais bien savoir si cette obligation réciproque est une idée, une fiction de Claudien, s’il y a des concepts traditionnels de l’idéologie impériale, ou s’il s’agit ici d’un concept juridique, d’un principe du droit public romain d’époque impérial. (voir mon avis exprimé en 2015: Charlet, dans le tome 4 de son éd. de 2017, écrit à p. 249 n. 101: „Selon la mentalité antique, le bienfaiteur (Honorius) est lié par ses bienfaits à ceux qui en ont profité (les Romains) : il doit donc venir à Rome célébrer son triomphe.“) Aux vers 388-395, Roma déplore le fait qu’il y a plus de cent ans, il n’y avait pas de ludi saeculares („les jeux que personne n’a vus une seconde fois“). La tradition des ludi saeculares dans l’époque impériale fut ré-instituée par l’empereur Auguste en 17 av. J.-C. (cf. CIL VI 32323 = ILS 5050 Dessau et le carmen saeculare d’Horace). Plus tard, les ludi saeculares furent célébrés par les empereurs Claude en 47 apr. J.-C. (lors du huit-centième anniversaire de Rome), Domitien en 88, Antonin le Pieux en 147 ou 148 (en combinaison avec  le neuf-centième anniversaire), Septime-Sévère en 204 (c’est-à-dire 220 ans après 17 av. J.-C.) et, la dernière fois, Philippe l’Arabe en 248 quand on célébra le millième anniversaire de Rome. L’empereur Maximien (286-305) avait projeté des jeux pour l’an 304, mais après les solennités des Terminalia, le 23 février 303, et les Vicennalia de Dioclétien et Maximien, le 20 novembre 303, et par égard pour l’abdication de ces deux Augusti, le 1 mai 305, le projet fut abandonné (cf. Zosime, 2, 7).  Claudien a donc fait partir sa Roma des jeux de Septime-Sévère en 204 et de ceux envisagés par Maximien pour 304. Il l’a fait persuader Honorius de renouveler la tradition et de célébrer les ludi saeculares à l’occasion de son sixième consulat, mais l’empereur n’a pas donné suite à cet appel de Roma et de Claudien. Cf. M.P. Nilsson, RE I A, 2, 1920, p. 1720 s.v. Saeculares ludi: „Die Worte des Claudian de cons. VI Honorii v. 390f. [...] sind nur eine Umschreibung für ein Jahrhundert (Roma klagt darüber, daß sie in hundert Jahren nur dreimal einen Kaiser innerhalb ihrer Mauern gesehen habe), sind aber mit Absicht von dem Dichter gewählt, da das sechste Konsulat des Honorius ins J. 404 fiel.“ Quelques problèmes : 1) Est-ce qu’il y eut des ludi saeculares en 304 ? 2) Pourquoi Roma parle-t-elle d’un saeculum en évoquant des ludi saeculares entre 304 et 404 ? 3) L’empereur et le public / l’auditoire : comment ont-ils compris ces paroles de Roma ? Les v. 393-395 traitent des trois visites d’empereurs à Rome dans les cent dernières années : chaque fois, la raison en était la victoire dans une guerre civile, mais maintenant Honorius vient en tant que vainqueur dans une guerre contre un ennemi extérieur : les Goths ; cf. 405 sqq.: iustisque furoris / externi spoliis. Quelques problèmes:  1) Qui sont les trois empereurs? 2) Comment expliquer le jugement négatif porté sur les prédécesseurs d’ Honorius, notamment sur son père Théodose qui s’est rendu à Rome en 389 après sa victoire sur Maxime (mais certainement pas après celle sur Eugène et Arbogaste en 394) ?  Cf. la discussion chez Dewar p. 284 sqq. qui déclare que „the claim made here by Roma is quite simply wrong“, et Charlet, t. 4, p. 383 sqq. qui écrit que „les trois aduentus à Rome d’un empereur pour célébrer un triomphe après une guerre civile ont fait couler beaucoup d’encre“.  Pour l’identification des trois empereurs cf. Al. Cameron, HSCPh 73, 1969, p. 262-264, T.D. Barnes, HSCPh 79, 1975, 325-333, S. Döpp, Zeitgeschichte in Dichtungen Claudians, Wiesbaden 1980, p. 49 sqq. Pendant les cent années précédentes, les empereurs qui ont visité Rome sont: - entre 306-308 : Maximien séjourne partiellement à Rome - entre 306-312 : Maxence séjourne la plupart du temps à Rome - en 312 : Constantin après sa victoire sur Maxence au pont Milvius - en 315 : Constantin lors de ses decennalia - en 326 : Constantin lors de ses vicennalia  - en 340 ou 342 : Constant I (sans célébration d’un triomphe) - en 350 : Népotien (usurpateur) - en 357 : Constance II après sa victoire sur Maxence (cf. Am. Marc. 16,10) - en 376 : Gracien, sans célébration d’un triomphe, peut-être lors de ses  decennalia - en 389 : Théodose après sa victoire sur Magnus Maximus Les trois empereurs dont Roma parle sont, selon toutes probabilités, Constantin (312), Constance (357) et Théodose (389), mais on doit prendre en considération la discussion de Dewar p. 286 sqq. qui n’exclut pas la possibilité que Roma (et aussi Claudien ?) se soit trompée au sujet du troisième. Voir aussi Pacatus qui, dans son Panégyrique de Théodose (46, 4) en 389, après la victoire sur l’usurpateur Magnus Maximus, a assuré à Roma que „the happy outcome (sc. de la lutte contre Magnus Maximus) makes it a rare example of  civil war that actually deserved a triumph“. En tout cas, il est difficile d’arriver à une solution convaincante : cette question mériterait probablement une nouvelle recherche approfondie ... Les v. 403-406 lancent un nouvel appel à Honorius, mais cf. déjà Cons. Stil. 1, 384 sqq.: „restituit Stilicho cunctos tibi, Roma, triumphos.“ Par son triomphe à Rome sur Alaric et les Goths, Honorius doit compenser toutes les humilitations que Rome a endurées dans les cent dernières années par sontes triumphos (v. 406), à savoir les triomphes dans les guerres civiles: „...fructum sincerae laudis ab hoste / desuetum iam redde mihi iustisque furoris / externi spoliis sontes absolve triumphos“ (v. 404-406).  Voir, pour cette discussion J. Wienand, „O tandem felix civili, Roma, victoria!“ Civil-War Triumphs from Honorius to Constantine and Back, dans Contested Monarchy. Interpreting the Roman Empire in the Fourth Century AD, ed. by J. Wienand, Oxford 2015, pp. 169-197. Mais avec les paroles sontes absolve triumphos, Honorius est présenté – d’une certaine manière – comme un sauveur (salvator) qui supprime les fautes et les péchés de tous, „who washes away the guilt“ (Dewar p. 292), et rétablit les hommes dans un nouvel état d’innocence – et, dans une perspective chrétienne, de grâce.  Ici, nous retrouvons le concept du roi ou de l’empereur comme θεῖος ἀνήρ et thaumaturge qui sera d’une grande importance plus tard au Moyen Âge : cf. la monographie fondamentale de M. Bloch, Les rois thaumaturges, Strasbourg 1924 (Paris 21961, dernière réédition, Paris 1998)

La troisième partie du discours de Roma (v. 407-425)

 Roma insiste sur sa demande que l’imperium / la potestas, c’est-à-dire l’exercice du pouvoir et de l’empire, ne puisse pas être séparé de la ville de Rome, siège traditionnel et héréditaire des empereurs. Elle souligne sa demande avec une série de comparaisons et d’exemples historiques concernant des empereurs du deuxième siècle après J.-C. (des „empereurs adoptifs“) aux vers 411-421. Finalement, elle fait appel à Honorius en sa qualité de civis Romanus (v. 422, mais cf. aussi v. 59 et 569) de se rendre à Rome où il se rendit déjà une fois en 389, alors petit garçon accompagnant son père de Constantinople à Milan. Rome espère que le fleuve Thybris lui souhaite la bienvenue, lui qui maintenant est un iuvenis (il a 19 ans) et est cette fois accompagné par son beau-père Stilicon. Les v. 407-411 montrent que l’urbs Roma est le siège héréditaire de l’empereur parce qu’elle est le centre de l’empire : une idée déjà évoquée au commencement du poème aux vers 39-52. La même idée revient aussi dans Cons. Stil. 3, 125-129 (Stilicon est retourné à Rome pour les fêtes de son consulat); cf. Dewar p. 293: „Panegyric is literature’s most ecologically minded genre, endlessly recycling its topoi and ideas.“ Au vers 410, à propos de neglecto squalent senio (sc. palatia), on songera au concept de Roma senescens, très répandu dans l’Antiquité tardive, et à son rajeunissement dans les vers 533-536, chez Claudien aussi dans Gild. 19-25 et 208-212, mais aussi chez Symm. rel. 3, 9 sqq.; Prud. C. Symm. 2, 640 sqq., Rut. Nam. 1, 115 sqq.  Les v. 417-421 rapportent une discussion sur la période heureuse (pour Rome) du règne des empereurs adoptifs dans le deuxième siècle, fondée sur l’opposition virtus – sanguis. Dans l’Antiquité, il existait de fait une longue tradition sur les boni principes également hors du genre panégyrique, ainsi qu‘une tradition critique dans l’historiographie tardo-antique dans laquelle on a distingué boni et mali principes. Quant à la discussion sur virtus et sanguis, je crois qu’on peut la rattacher à la discussion sur la noblesse et, en général, sur l’égalité des esclaves et des hommes libres, des Grecs et des Barbares : si la virtus est l’élément décisif pour le jugement d’un souverain (et que ce n’est pas son sang ou sa noblesse), on pourrait voir ce passage comme un plaidoyer pour l’égalité sociale des hommes dans laquelle la prééminence de la naissance n’a plus d’importance déterminante. Le sujet était un lieu commun dans l’antiquité, cf. W. Speyer, Genealogie, dans RAC 9, 1976, 1145-1268, notamment 1180-1182 (littérature grecque) et 1199-1201 (littérature latine). Nous avons déjà des traces de cette discussion chez les sophistes grecs, surtout chez Antiphon 87 B 44, fr. B col. 2, 35 ss. Diels-Kranz, chez Lycophron le sophiste 83, 4 Diels-Kranz, chez Hippias attestée par Plat. Prot. 337c ss. (86 C 1 Diels-Kranz), mais aussi chez Euripide Electra 367 ss., Dictys TrGF F 336 Kannicht et Alexandros TrGF F 61b-c Kannicht, Aristote dans le dialogue περὶ εὐγενείας fr. 1-4 Ross et beaucoup des auteurs tardifs. Au Ve siècle après J.-C., Stobée a rassemblé un grand nombre de passages relatifs au sujet de la littérature grecque dans son Anthologie (4, 29 : de nobilitate, 4, 30: de ignobilitate). Dans la littérature latine, le concept se trouve par ex. chez Sall. Jug. 85, 15 ss. (dans le discours de Marius), Cic. fam. 3, 7, 5 (mi-février 50 avant J,-C., à Appius Claudius Pulcher), Sen ep. 44, 5, dans la Laus Pisonis 5-11, dans la huitième Satire de Juvénal, notamment v. 20 : nobilitas sola est atque unica virtus et chez Quint. 5, 11, 5: „puto quod optimum: [...] hominum non qui claritate nascendi, sed qui virtute maxime excellet.“ Chez Claudien, la même discussion fait partie du discours de Théodose à Honorius dans IV Cons. Hon.v. 214-418, le fameux „miroir des princes“ où Théodose exhorte son fils (v. 220-222): „virtute decet, non sanguine niti. / maior et utilior fato coniuncta potenti, / vile latens virtus.“ Les 418 sqq. confirment que le principe de la première adoption de Trajan par Nerva était la virtus du fils adoptif et futur empereur, et non sa descendance royale (sanguis). Cette tradition fut poursuivie par Trajan, Hadrien, Antonin le Pieux, Marc Aurèle, Septime-Sévère et Alexandre Sévère.Aux v. 424 sqq., sous l’expression pompam priorem, la déesse Roma fait allusion au triomphe de Théodose sur l’usurpateur Maxime en 389 quand Honorius était encore un garçon de 5 ans, tandis que maintenant il est un jeune homme de 19 ans, conduit par son beau-père Stilicon.