274-330

Vincent Zarini

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Ce passage s’insère dans le récit épique d’un narrateur omniscient, récit lui-même inséré dans le panégyrique lié à l’aduentus : les v. 127-330 racontent en effet ce qui s’est passé après Pollentia. S’agirait-il d’une sorte de greffe dans notre panégyrique d’une matière initialement prévue pour un second livre de Get., par exemple (Dewar, comm., p. XXVIII) ? Quoi qu’il en soit, nous avons ici un discours qui s’insère dans le récit et se veut lui aussi récit, sur le mode réel ou potentiel, mais de type rétrospectif : haec memorans, écrit Claudien au v. 320, après le discours. D’autre part, ce discours, comme les autres du poème, prend lui-même place dans le discours global du poète déclamateur, qui parle devant le prince et la cour.

Un discours

On a ici le quatrième des sept discours du poème : v. 85-87, Honorius à son père ; 154-158, une Naïade à l’Eridan ; 180-192, l’Eridan à Alaric ; 274-319, Alaric à l’Italie ; 361-425, Rome à Honorius ; 427-493, Honorius à Rome ; 570-574, une ignara uirgo face au défilé militaire.

On remarque une longueur croissante de ces discours jusqu’à l’avant-dernier : 3, 5, 13, 46, 65 et 67 vers (avec une longueur presque équivalente entre les discours de Rome et d’Honorius, au très léger bénéfice du prince dans sa réponse) ; enfin, 5 vers pour la question naïve de l’ignara uirgo. Au total, cela représente 204 vers de discours sur les 660 du poème, soit presque 31%. D’après les relevés de H. C. Lipscomb, Aspects of the Speech in the Later Roman Epic, Baltimore, 1908, p. 14, cela place notre panégyrique en troisième position, pour la part de discours, après M. Th. (37, 6%) et 4 CH (31, 3%, très comparable), et au-dessus de la moyenne des panégyriques de Claudien (22% : Lipscomb, p. 8 ; 30% pour l’ensemble des Carmina maiora : id., p. 7). Avec ses 46 vers, notre discours se situe enfin bien au-dessus de la longueur moyenne des discours de Claudien dans ses panégyriques (27, 45 vers : Lipscomb, p. 9) — ce dernier étant par ailleurs, parmi les poètes épiques jusqu’à lui, celui qui présente, en rhéteur assumé, les discours les plus longs et les moins nombreux à la fois.

Ce discours « éloquent et pathétique » (Al. Cameron, Claudian, Oxford, 1970, p. 186), dont le premier et le dernier vers coïncident respectivement avec le début et la fin d’un hexamètre (suivant une pratique homérique que Virgile, déjà, avait assouplie, et que les poètes latins adoptent de façon très diverse : Lipscomb, p. 36-37), est assez difficile à ranger dans les catégories établies par G. Highet pour Virgile (The Speeches in Vergil’s Aeneid, Princeton, 1972). Il s’agirait plutôt d’un discours « informel », de type « émotionnel », qui, pour le fond, est une lamentation (querar, v. 281 ; Dewar, comm., p. 228), et, pour la forme, commence par une apostrophe (à l’Italie) et se prolonge en un monologue, où Alaric exprime sa disposition d’esprit (ce qui est la fonction principale des monologues, épiques comme dramatiques) en s’adressant à un interlocuteur imaginaire. Lipscomb, p. 43, observe qu’il n’y a que sept monologues parmi les discours de Claudien, et que le nôtre est le seul dans le corpus de ses panégyriques. G. M. Müller parle d’une « zwischen Einsicht und Selbstmitleid changierende Klagerede » (Lectiones Claudianeae, Heidelberg, 2011, p. 373), qui se présente en deux parties introduites chacune par l’interjection heu (v. 274 et 300) ; la première est surtout centrée autour de l’échec et des regrets d’Alaric (en ego, v. 277 ; prédominance de la 1ère personne du singulier), la seconde sur l’astuce de Stilicon (mentionné deux fois, au début, v. 301, et à la fin, v. 318, de cette partie, ce qui, formellement, suggère qu’il a su prendre son ennemi en tenailles). Les remords d’Alaric justifient la stratégie de Stilicon, et l’habileté de Claudien, en recourant ici à un discours, est justement de mettre cette glorification du régent dans la bouche de son adversaire. Car cette glorification n’allait pas de soi.

La présentation des faits

Sur la propagande claudianéenne dans ce passage pris en son contexte, tout a déjà été dit : outre le commentaire de Dewar ad locum, voir notamment Cameron, p. 156 sq, surtout aux p. 180 sq ; S. Döpp, Zeitgeschichte in den Dichtungen Claudians, Wiesbaden, 1980,  p. 199 sq ; Müller, p. 367 sq. Après la bataille de Pollentia, le 6 avril 402, Alaric semble s’être d’abord dirigé vers l’Apennin (v. 283-290), peut-être pour gagner la Gaule ou la péninsule par la Ligurie, puis avoir marché vers le nord et franchi le Pô (v. 300-310). Vérone est présentée comme le couronnement de Pollentia, au moyen de références multiples (v. 204-206 et 210, puis ici v. 303-304) à un mystérieux pacte, violé par Alaric et visant probablement à épargner le Goth s’il se retirait au delà du Pô ; mais de ce pacte, sur le moment, Get. ne soufflait mot. Comme ce que proclamait hardiment Get. s’est rapidement révélé n’être qu’une illusion, et qu’Alaric n’avait pas été défait si totalement que cela à Pollentia (l’on sait que Cassiodore et Jordanès ne disent pas, à ce sujet, la même chose que Claudien et Prudence, et Alaric lui-même ne pensait pas y avoir été écrasé, d’après les v. 229-232 et nos v. 283-286, bien qu’il eût laissé des otages derrière lui, selon les v. 297-298 ; voir plus haut le v. 243), le chef goth doit ici prendre et faire prendre conscience qu’en fait, il en était bien ainsi d’emblée, et que la stratégie de Stilicon était clairvoyante et cohérente depuis le début. Après la victoire de Vérone, le pacte peut enfin être mentionné, puisqu’elle couronne Pollentia, et que l’essentiel est sauf : Rome a échappé à Alaric (v. 291-299).

La clémence et la ruse

Qu’on lise ou non les v. 127-330 comme un « second livre » de Get., le rapport avec  cet epyllion n’en est pas moins net, pour ce qui est de l’usage du motif de la clémence. Les v. 90 sq de Get. magnifiaient en effet la clémence de Stilicon qui, après Pollentia, n’aurait pensé qu’à Rome en épargnant Alaric — au nom d’une tradition romaine illustrée par maints exempla et d’intérêts bien compris. Ici, Claudien va plus loin, et la clémence — dont l’empire d’Occident a d’ailleurs chez lui le monopole  — procède moins de la coutume des ancêtres, qui n’est pas évoquée, que d’une espèce de machiavélisme (v. 300 sq ; voir Döpp, p. 225-228). Stilicon, par sa clémence, n’aurait épargné Alaric que pour mieux l’anéantir et, par son traité, l’aurait obligé à une fides qu’il ne pouvait que léser (v. 314), en le coupant des siens : une clémence oxymorique, par conséquent. L’on est moins proche, par là, de l’idéal rutilien de clementia uictrix tempérant à Rome les armatae uires (De reditu suo, 1, 69) que de la Realpolitik stiliconienne consistant, un peu plus haut dans notre panégyrique, à utiliser des barbares pour tuer des barbares, en en supprimant ainsi de part ou d’autre (v. 218-222). Insidiae, ars (v. 300) : tel est ici le visage sous lequel, rétrospectivement et trop tard, se présente la clémence de Stilicon pour l’aveuglement d’Alaric.

Le public visé

La cause de cette « brutalité » est sans doute à chercher, en grande partie du moins, dans l’auditoire du panégyriste : une aristocratie romaine nationaliste, passionnément attachée à la grandeur idéale de la vieille « Ausonie » (v. 273 ; cette noble dénomination poétique n’est sans doute pas choisie au hasard), une élite conservatrice et germanophobe, qui n’a pas apprécié la « clémence » de Stilicon après Pollentia, et dont les petits intérêts ne sauraient être lésés par un grand mot. D’où l’insistance, auprès de ces latifondiaires, sur ce que le calcul du régent a épargné à leurs domaines et à leurs ressources, voire à leurs palais romains (v. 295-297 ; voir déjà les v. 180-186) — et ce, une fois encore, dans la bouche même de l’ennemi désabusé. L’absence totale d’exempla antiques dans le discours d’Alaric tranche avec leur accumulation par le poète en Get. 124 sq : visiblement, il était temps que le succès stratégique prît enfin le relais de l’idéal politique.

Il y a pourtant un point sur lequel Claudien a peut-être mal calculé son effet persuasif sur le public visé, ou du moins sur une partie non négligeable de ce dernier : car celui-ci est alors de plus en plus massivement chrétien, or c’est à un exorcisme païen que la fin de notre passage le fait pourtant assister, pour célébrer une victoire « chrétienne » (v. 324-330). Qu’il s’agisse d’une comparaison (en lisant sic au v. 324 : voir Dewar, p. 247) ne change rien à l’essentiel : la présentation de Stilicon, non plus simplement en chirurgien salvateur (comme en Stil. 2, 204-205 et Get. 120-123), mais en prêtre guérisseur, qui expulse du corps malade (Morbi, v. 323) qu’est la péninsule italienne les dira numina que sont les hordes gothiques, en priant des divinités païennes et en recourant à des rituels magiques (et en tant que tels condamnables par la loi civile et religieuse, dans l’absolu, bien que cette magie-là ait partie liée avec la médecine). Au second livre du Contre Symmaque (v. 696 sq), Prudence avait expressément détaché la victoire de Pollentia des auspices de Jupiter (v. 708) et rappelé qu’Honorius et Stilicon n’avaient que le Christ pour dieu (v. 711). L‘on peut donc s’étonner de ce que Dewar, qui fournit par ailleurs de précieux parallèles textuels (p. 249), ne se soit pas étonné de la référence audacieuse de Claudien à un purificus Iuppiter (v. 328), qui ne devait pas plaire à tout le monde et ne donnait pas une lecture consensuelle, à rebours de la tendance des panégyristes, des récentes victoires. Il était en revanche moins gênant de placer dans la bouche d’Alaric une évocation liminaire de « sinistres augures » (v. 274-275), motif du reste présent, au sujet des populations italiennes, dans Get. (v. 227 sq).

Le mélange des genres

Il reste enfin, sans prétendre épuiser la matière du passage ni vouloir répéter les parallèles relevés par Dewar ou en ajouter d’autres, à dire un mot de l’élaboration littéraire de cette section et des genres divers qui s’y rencontrent et unissent. C’est d’abord, bien sûr, à la tradition épique que l’on peut rapporter ce monologue d’un « furieux », prêt à semer partout la destruction sous l’effet de la colère (v. 291 sq ; Dewar, p. 235), et qui eût préféré l’extermination de son peuple à l’humiliation de sa personne (v. 310 sq) ; de ce point de vue, et compte tenu des allusions à la seconde Guerre punique présentes dans Get. aussi bien que dans le second livre du Contre Symmaque, il peut être intéressant de mettre notre long monologue en rapport avec ceux, plus brefs, d’Hannibal furieux à la fin des Punica de Silius (17, 221-235 et 558-565). C. Ware (Claudian and the Roman Epic Tradition, Cambridge, 2012, p. 141 sq), sans renvoyer explicitement à ces passages, relève les références de Claudien à Hannibal (voir aussi D. Meunier, Claudien. Une poétique de l’épopée, Paris, 2019, p. 168-169 et 220-221) ; elle mentionne également Turnus, briseur de traités en Aen. 7, 467-469, et voit, ce qui est peut-être plus contestable, dans la fuite d’Alaric une parodie d’épopée, dans la mesure où il échoue à rallier ses hommes là où le Caton de Lucain (9, 283 sq) y réussissait. C’est encore de l’épopée, virgilienne et stacienne surtout, que procèdent — après un comitatur euntem emprunté aux Métamorphoses (4, 484, à propos de sinistres allégories accompagnant Tisiphone) plus encore qu’à l’Enéide (6, 863) — les personnifications effrayantes des v. 321-323 avec leur isotopie infernale, en un cortège digne, mais en plus bref, de celui de Rufin quelques années plus tôt (Ruf. 1, 28 sq ; voir Meunier, p. 328-329).

Cependant, sur ce fond épique, se détachent des influences complémentaires : la tragédie, celle du châtiment qui suit le crime (v. 275-276) et punit l’orgueil, pour un Alaric comparé peu avant notre passage (v. 259-264) à un vieil apiculteur désolé, car abandonné par les siens (v. 308-315 ; voir plus haut, v. 250 sq, et déjà Get. 88-89, après Pollentia), victime aveugle, en son aporie pathétique, des vicissitudes de la fortune et du renversement du destin (un motif déjà très présent en Get., par ex. aux v. 83 sq — avec cette importante précision que dans l’optimisme panégyrique de Claudien, comme je l’ai montré ailleurs (Varietates Fortunae. Mélanges J. Champeaux, Paris, 2010, p. 79-86), ces antiques notions tragiques n’accablent que les ennemis de Rome) ; l’élégie, avec les pratiques magiques rapportées à la fin de notre passage, et dont Dewar (p. 246-250) a bien relevé les sources, non seulement chez Virgile ou Valerius Flaccus, mais surtout chez Tibulle et Ovide ; et même la poésie géographique, avec ses références érudites propres à séduire les sénateurs cultivés, dans les v. 286-290 où, là encore, Dewar a minutieusement étudié la réécriture simplifiée de Luc. 2, 396 sq. Peut-être ne sont-ce d’ailleurs pas là les seuls genres littéraires que Claudien ait convoqués pour l’écriture de ce morceau à effet(s) — sed haec hactenus, pour le moment du moins.