Rappelons brièvement la structure composite de ce passage :
Le fleuve Eridan est une figure récurrente chez Claudien, ce qui le distingue parmi ses prédécesseurs[1]. Outre des indications purement géographiques (4 cons. 17, Stil. II. 274 ou c.m. 25.109), il apparaît dans trois scènes. S’il n’est que rapidement mentionné dans le catalogue des fleuves conviés par le Tibre à la fête en l’honneur des frères Anicii (Ol. 259), il est l’objet d’une évocation plus détaillée en 3 cons. 123-125, lors de l’arrivée d’Honorius en Italie. Ces quelques vers ont un statut ambigu, entre périphrase géographique développée, faisant allusion à l’épisode mythologique traditionnellement associé à ce fleuve – la chute de Phaéton, et la métamorphose des Héliades – et scène d’hommage du fleuve au jeune empereur. L’Eridan a véritablement le statut de personnage qu’en 6 cons. 146-200.
Cette scène donne lieu à une description canonique du fleuve dans sa grotte (v. 146, puis v. 159-77), dans laquelle se trouvent enchâssées l’ekphrasis du manteau porté par le fleuve (v. 165-66) et celle de l’urne (v. 167-77)[2]. Il y a là une véritable originalité de Claudien, qui reprend des éléments attendus de la description d’un fleuve (termes évoquant l’élément aquatique, mention des cornes, du manteau ou de l’urne), mais s’empare des objets pour les décrire et donner à voir, en une ekphrasis dédoublée, le mythe de Phaéton, capital dans son œuvre.
Dans ce passage du texte, l’évocation de la bataille à Vérone a été analysée par les historiens : le commentaire de M. Dewar s’en fait l’écho. Nous ne reviendrons donc pas sur ces questions de date et de faits. Nous préférons nous concentrer sur la première moitié de cet extrait, dont la structure, sophistiquée, voire problématique, mérite qu’on s’y attarde : pour bien la saisir, rappelons brièvement ce qui précède.
Nous parlons de redite pour les vers 167-177, dans la mesure où les vers 172-177 reprennent exactement les éléments des vers 170-171 sur un autre mode de fonctionnement : aux périphrases succèdent les noms de constellations, aux groupes nominaux compléments de signauit développant argumenta succèdent des propositions indépendantes juxtaposées.
167 Fultaque sub gremio caelatis nobilis astris
168 Aetherium probat urna decus. Namque omnia luctus
169 Argumenta sui Titan signauit Olympo :
170 Mutatumque senem plumis et fronde sorores
171 Et Fluuium, nati qui uulnera lauit anheli ;
172 Stat gelidis Auriga plagis : uestigia fratris
173 Germanae seruant Hyades, Cygnique sodalis
174 Lacteus extentas aspergit circulus alas ;
175 Stelliger Eridanus sinuatis flexibus errans
176 Clara Noti conuexa rigat gladioque tremendum
177 Gurgite sidereo subterluit Oriona.
Les vers 172-177 sont conservés par tous les éditeurs, mais soulèvent en fait un certain nombre de questions :
Phaéton est une figure importante chez Claudien, car une de celles qui permettent (avec les géants) de penser l’irruption du désordre, la menace du chaos, dans le monde.
Phaéton est évoqué dans trois extraits principaux : Ruf. 2,211, 4 cons. 63, et 6 cons. 187. On est d’emblée frappé par la grande variété de moyens employés par Claudien pour introduire cette figure, toujours dotée de la même signification : le poète sait avantageusment renouveler la manière de convoquer ce motif dans son discours, évitant ainsi toute impression de monotonie ou de redite. On a ainsi successivement : Stilicon s’adressant aux divinités pour déplorer que l’introduction du chaos dans le monde soit le fait de Rufin et non celui de Phaéton, une comparaison entre Théodose rétablissant l’ordre en Orient et en Occident et le Soleil mettant fin à la course folle de Phaéton, enfin une apostrophe originale du fleuve Eridan à Alaric en fuite, après la description de l’urne du fleuve. L’absence de monotonie dans la convocation de cette même figure provient également des différents aspects sur lesquels insiste Claudien : le premier extrait envisage le désordre lui-même (ce que souligne le participe présent errantes), le deuxième, plus développé (sept vers), peint le désordre et le retour à l’ordre, le troisième enfin évoque la chute de Phaéton. Le passage du chaos à l’harmonie est nettement marqué dans le second texte par la forte structure temporelle de la phrase, qui s’ajoute à la construction comparative (velut… sic… v. 62-69) : ablatif absolu (ordine rupto v. 62) suivi d’une proposition circonstancielle introduite par cum, la proposition principale étant prolongée par une subordonnée relative où se trouve enchâssée une nouvelle indication de temps introduite par postquam (v. 66). À cela s’ajoute l’idée de transformation, nettement exprimée par le comparatif meliore magistro et le préfixe –re dans rediit (v. 67). Enfin, dans le passage de 6 cons., le mythe de Phaéton est expressément désigné comme exemplum (v. 187), le personnage étant saisi dans le mouvement punitif de sa chute (praeceps v. 187). Dans les trois cas, la lecture se trouve clairement, quoique discrètement, orientée : le rôle des adjectifs qualificatifs apparaît crucial, permettant au poète de porter immédiatement un jugement, et, par conséquent, de l’imposer au lecteur. On observera ainsi l’opposition dans Ruf. II entre limite iusto d’une part et deuuius… Phaethon et errantes… habenas (v. 210-211), le désordre étant accentué par la juxtaposition de deuius et errantes en tête du vers 211. De la même façon, on peut relever l’hypallage insanae… quadrigae en 4 cons. 63. La lecture de 6 cons. est explicitée différemment : par l’apostrophe à Alaric (improbe v. 186), par le verbe terreo (v. 186) qui décrit l’effet produit par cet exemplum, et surtout par le commentaire qui suit immédiatement et qui clôt le discours du fleuve Eridan (v. 191-192) :
Crede mihi, simili bacchatur crimine, quisquis
Adspirat Romæ spoliis, aut Solis habenis.
La figure de Phaéton permet donc de porter un jugement sans appel contre Rufin et Alaric, tout en vantant l’action de Théodose.
Phaéton est pour ainsi dire absent de l’Enéide ; Lucrèce le mentionne ponctuellement et Ovide lui consacre en revanche une partie importante du livre II des Métamorphoses, dont Claudien se souvient certainement[6]. Le long récit qu’Ovide consacre au jeune téméraire et aux conséquences de son entreprise (Met. 2,1-408) est essentiel car il développe dans la poésie épique latine la lecture morale de cet épisode, qu’on trouve déjà chez Lucrèce[7]. Dans la suite, Phaéton n’est guère présent dans les épopées de l’époque flavienne, en-dehors de périphrases convenues pour décrire le coucher ou lever du soleil, ou pour désigner l’Éridan.
L’insistance de Claudien sur la figure de Phaéton est donc relativement originale dans l’épopée. S’il reprend dans 4 cons., sans y apporter de modifications profondes, la description des conséquences[8], la peinture du retour à l’ordre, qui n’avait vraiment d’importance que chez Lucrèce[9], constitue un élément plus remarquable. Enfin, dans 4 cons., Claudien reprend à Ovide la lecture explicitement politique du mythe. Ovide, en effet, utilisait, dans le récit qu’il consacre à Phaéton, deux comparaisons marines qui explicitaient la dimension politique du texte[10]. Outre le thème du navire, on relève des mots qui renvoient également au champ politique et qu’Ovide se plaît à employer à double sens : leuitas v. 164 ou rector v. 186. Or, la référence à Phaéton dans 4 cons. est pour ainsi dire amenée par une image marine de ce genre : on assiste au vers 61 à un glissement de pondera à turbatam ratem qui aboutit au terme naufragium au vers suivant, juste avant que ne survienne la référence à Phaéton, dont la coloration politique est ainsi annoncée et assumée. On trouve d’ailleurs dans les vers qui suivent des mots à coloration politique : magister (v. 67), imperium (v. 69). La figure de Phaéton est également attestée dans la littérature épidictique, comme en témoigne le Panégyrique de Maximien et Constantin (Pan. lat. VI. 12. 3) : cette double présence épique et épidictique rejoint le programme littéraire de Claudien et explique peut-être l’importance qu’il accorde à cette figure.
Pour achever de se persuader de cette valeur du mythe chez Claudien, il suffit de lire le discours de l’Eridan à Alaric, discours qui suit immédiatement notre ekphrasis dédoublée : la tentative de Phaéton est qualifiée de folie, qui permet de disqualifier les menées d’Alaric contre Rome.
Or, la mention du catastérisme donne une tonalité assez différente à notre passage là où les autres mentions insistaient délibérément sur le désordre infligé par Phaéton, parfois pour mieux souligner aussi comment Théodose a ramené l’ordre. Ce catastérisme est-il simple ornementation et variation littéraire sur ce thème cher à Claudien ? faut-il lui accorder une valeur, sachant la lecture politique qu’offre Claudien donne du mythe, valeur déjà bien attestée chez ses prédécesseurs ? il ne peut s’agir d’un catastérisme à valeur de récompense ou de divinisation, comme c’est le cas pour Théodose[11] ; mais rien ne suggère, dans l’ekphrasis de l’urne, une valeur de punition.
Pourrait-on aller jusqu’à voir dans les vers qui évoquent le catastérisme une discrète allusion à Alaric (cf. quam dura niuosis / educat Ursa plagis en Get. 134-135) et à son ennemi (avec la mention du glaive d’Orion) ?
Ce passage retenait déjà l’attention de Baehrens qui considérait les vers 167-177 comme interpolés : c’est évidemment excessif. Avec sa construction sophistiquée, le passage joue sur le contraste violent entre Phaéton glorieux (tel qu’il est représenté sur le manteau) et sa mort (donnée à voir sur l’urne), avant une explicitation politique, dans des propos dont la véhémence a été soulignée par les commentateurs (répétition de sic), explication qui en évoquant la chute (praeceps) vient compléter a posteriori la narration. Sans doute ce passage illustre-t-il les remarques de M. Roberts: « narrative disjunction », « extraneous ordering principles » « to draw attention to the factititous nature of the sequence adopted[12] » semblent parfaitement rendre compte du fonctionnement de cette narration en deux ekphrasis complétées par le discours d’explication qui fournit le sens, supérieur au niveau littéral, qui donne son unité à l’ensemble.
Le discours de l’Eridan offre encore un point d’intérêt : nec te meus, improbe, saltem / terruit exemplo Phaethon… ? le terme exemplum est particulièrement intéressant, pour éclairer l’usage du mythe – en général, pas seulement celui de Phaéton – dans l’œuvre de Claudien.
Le mythe n’est certainement pas simple embellissement littéraire, ni étalage d’une érudition gratuite, ni expression d’un attachement vindicatif au paganisme. C’est un exemplum que certains savent lire, d’autres pas. Le rapport des personnages au passé et au mythe les distinguent donc en deux groupes. Rapport au mythe qui est à rapprocher du rapport au passé historique, sachant que mythe et passé historique tendent à se confondre chez Claudien[13].
Get. 380-399 : Stilicon donne un cours d’histoire romaine aux barbares ralliés à Alaric. Là encore, le recours à l’histoire passée est explicite : exemplum ueteris cognoscite facti (v. 385). Cette injonction résume la position de Claudien : les faits passés ont une valeur exemplaire d’enseignement qu’il convient de connaître. C’est ainsi que Stilicon, pour persuader les barbares de préférer l’alliance avec Rome au ralliement à Alaric, se contente de leur soumettre un récit : la défaite de Philippe de Macédoine qui avait imprudemment cru pouvoir profiter des guerres puniques qui affaiblissaient Rome pour attaquer celle-ci. La valeur didactique du récit est soulignée par le choix du verbe didicit (v. 398) et, si Philippe en est le sujet, les barbares doivent évidemment méditer cette leçon s’ils ne veulent l’apprendre à leurs dépens. Stilicon n’a pas besoin de commenter un récit fait en des termes suffisamment clairs : l’entreprise de Philippe est définie par les expressions spes uana (v. 388) et atrox iniuria (v. 390).
Get. montre, inversement, comment Alaric ne tient pas compte des enseignements du passé.
En 6 cons. on trouve ainsi convoqués Phaéton et les Géants, pour condamner l’ambition d’Alaric.
[1] Une seule occurrence dans l’Énéide, la Pharsale ou les Argonautica, deux dans les Métamorphoses.
[2] Cf. M. Dewar ad loc.
[3] Euripides Phaethon, p. 180 n. 2, p. 192 n. 3 et p. 195 n.1
[4] Pour J. Diggle la référence aux Amores ne prouve rien du tout, et il est difficile de dire si Ovide connaissait cette identification ou pas.
[5] Enciclopedia virgiliana, « Fetonte ».
[6] [références]
[7] Lucr. V. 396-405 : Phaéton est qualifié de magnanimus (v. 400) ce qui suscite l’ira de Jupiter (v. 399).
[8] Ov. Met. II. 210-226 et 235-272, Luc. II. 414. Le refus de la séparation des éléments est un des traits du chaos : B. Amiri, Chaos dans l’imaginaire antique de Varron à l’époque augustinienne, p. 210. On trouve ce thème expressément dévleppé dans 4 cons. mais aussi dans Ruf. II. avec l’alternative propumpat in arua / libertas effrena maris, uel limite iusto / deuius errantes Phaethon confundat habenas (v. 209-211).
[9] Lucr. VI. 400-404, avec l’importance du préfixe re- qui revient à deux reprises et le choix de l’expression finale cuncta gubernans qui facilite la lecture politique que l’on peut faire de ce mythe. La description du retour à l’ordre n’est pas très développée chez Ovide, eu égard au long épisode qui précède, et n’intervient qu’après deux autres récits concernant les Héliades et Cycnus (X. 398-408). Elle constitue inversement le cœur de 4 cons. 62-69 puisque la proposition principale est précisément Sol occurrit (v. 66).
[10] Ov. Met. II. 163-166 et 184-186.
[11] 3 cons. 162-174, 4 cons. 428-430, 6 cons. 95-96, 101-102, Stil. 1,141, Ruf. 2,3.
[12] The treatment of narrative in late antique Literature, p. 185.
[13] cf. I. Gulandri, « La poesia di Claudiano tra mito e storia », Cultura latina pagana fra terzo e quinto secolo dopo Cristo. Atti del Convegno, Mantova, 9-11 ottobre 1995, Leo S. Olschki, Firenze, 1998, p. 113-143.